"Il faut mettre un terme à la sous-utilisation des kinésithérapeutes"
Face au vieillissement de la population et à l’explosion des maladies chroniques, les kinésithérapeutes sont un formidable atout pour la santé publique – à condition de lever des freins anachroniques.
Nous aurons de plus en plus besoin des kinésithérapeutes. Entre 2020 et 2030, le nombre de Français âgés de 75 à 84 ans va augmenter de 50 % [1]. Quant aux maladies chroniques, leur prévalence est passée de 14,6 % en 2008 à 17,8 % en 2021 [2]. Face à ces grands défis de santé publique, les kinésithérapeutes sont en première ligne pour prévenir la perte d’autonomie et la sédentarité, et pour guérir les altérations du mouvement et des capacités fonctionnelles. Contrairement à d’autres professions de santé, la démographie des kinésithérapeutes croît fortement : ils étaient 72 000 en 2014, et sont désormais près de 100 000 [3]. Cette évolution est une chance pour la population. Pourtant, cette force au service de la santé des Français est insuffisamment mise à contribution...
Un cadre légal anachronique
Depuis la loi du 30 novembre 1892, l’encadrement des professions de santé est construit selon un principe strict : les actes des professionnels paramédicaux, dont les kinésithérapeutes, sont autorisés par dérogation au monopole médical. Autrement dit, les médecins disposent d’une compétence générale ; les autres professions doivent arracher à ce monopole chacune de leurs avancées, qu’il s’agisse de compétences nouvelles, du droit de prescrire certains actes ou produits de santé ou d’exercer avec davantage d’autonomie. Cet encadrement ne correspond plus au niveau de formation des professionnels, à leur volonté d’autonomie et d’engagement, pas plus qu’aux besoins de la population. Ces dernières années, le législateur en a tiré les conséquences, mais de façon encore trop limitée.
Confrontés aux difficultés d’accès aux soins des Français et à la réduction du nombre de médecins généralistes (qui crée un "goulet d’étranglement" dans l’accès aux soins selon le récent rapport de la Cour des comptes sur les soins de premier recours [4]), les pouvoirs publics ont ainsi multiplié les mécanismes de dérogation au monopole médical, qu’il s’agisse de protocoles de coopération, de délégations de tâches, de structures d’exercice coordonné ou d’accès sans prescriptions. De ces mesures successives, « mises en œuvre sans cohérence d’ensemble » selon la plus haute juridiction financière de l’État, est né un mille-feuille réglementaire et financier illisible, et face auquel les professionnels de santé et les usagers se sentent perdus.
Avancer pour plus d’autonomie professionnelle
L’expertise des kinésithérapeutes est forte et incontournable. Elle est pourtant freinée par un cadre juridique devenu incohérent : pourquoi peut-on consulter un ostéopathe en accès direct, alors qu’il faut la plupart du temps une prescription pour être soigné par un kinésithérapeute ? Comment se fait-il que les kinésithérapeutes ne puissent prescrire de l’activité physique adaptée, alors qu’ils sont le pont naturel entre les mondes du sport et de la santé ? Qu’est-ce qui justifie l’exclusion des kinésithérapeutes des rendez-vous de prévention portés par le Gouvernement, quand on connaît le poids des troubles musculosquelettiques (TMS) chez les travailleurs (85 % des maladies professionnelles [5]) ? Pourquoi certains protocoles de coopération donnent davantage de compétences aux professionnels sur certains territoires, et non sur d’autres ?
Il est devenu temps de renouer avec la simplicité et le bon sens. Les kinésithérapeutes disposent d’une excellence technique reconnue, et prennent en charge des patients atteints de pathologies extrêmement diverses, des cancers au diabète, de la maladie de Parkinson aux pathologies liées au travail. Collectivement, la profession s’est engagée aux côtés de l’Assurance maladie afin d’améliorer l’accès aux soins dans les territoires les moins dotés, en limitant fortement sa liberté d’installation. L’engagement et l’expertise des kinésithérapeutes doit être reconnue et valorisée, et cela doit passer par des évolutions d’ampleur : un accès direct sans prescription médicale sur l’ensemble du territoire, la reconnaissance du statut de profession médicale à compétences définies, le droit de prescrire de l’activité physique adaptée ainsi que des actes d’imagerie médicale et des antalgiques, l’intégration pleine et entière de la profession dans la politique de prévention, la reconnaissance du rôle incontournable du kinésithérapeute en Ehpad. Les kinésithérapeutes attendent des parlementaires qu’ils se saisissent pleinement de ces enjeux.
Sébastien Guérard, président de la Fédération Française des Masseurs-Kinésithérapeutes Rééducateurs (FFMKR)
[1] Rapport n°13 du Haut-Commissariat au Plan, février 2023.
[2] Mieux connaître et évaluer la prise en charge des maladies chroniques : lancement de l’enquête PaRIS, Drees, juillet 2023.
[3] Démographie 2022 des kinésithérapeutes, Ordre des masseurs-kinésithérapeutes, 2023.
[4] Organisation territoriale des soins de premier recours, Cour des comptes, mai 2024.
[5] Rapport annuel 2022 de l’Assurance maladie – Risques professionnels, Assurance maladie, décembre 2023.